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Photo du rédacteurTRIVERO Aymeric

Le droit commun de la cession de contrats selon la Cour de Cassation


La solution retenue par la Cour de cassation dans l’arrêt de 2024, selon laquelle la cession de contrat sans l’accord du cédé serait « valable mais inopposable » à ce dernier, suscite une série de difficultés théoriques et pratiques, particulièrement à l’aune des articles 1216 et 1216-1 du Code civil. Ces textes, issues de la réforme de 2016, ont pour ambition de structurer la figure de la cession de contrat, impliquant nécessairement un équilibre subtile entre les intérêts du cédant, du cessionnaire et du cédé. Or, la position de la Cour, en autorisant la validité interne de la cession sans le consentement du cédé, tout en la rendant inopposable à celui-ci, conduit à un éclatement du lien contractuel et à une dissociation des effets internes (entre cédant et cessionnaire) et externes (vis-à-vis du cédé). Cela apparaît comme un compromis bancal, voire aberrant, du point de vue de la théorie générale du contrat et du principe de l’effet relatif des conventions.


1. La situation du cédé : un tiers à une cession pourtant censée le concerner


Le cédé, partie initiale au contrat, est, selon la lettre de l’article 1216 du Code civil, maître de l’effectivité de la cession : sans son accord, la cession de contrat n’est pas censée produire d’effets à son égard. Le cédé, par son consentement, participe à la création d’un nouvel équilibre contractuel puisqu’il accepte de voir un nouvel interlocuteur (le cessionnaire) le remplacer dans la relation contractuelle, pouvant ainsi altérer la qualité de la prestation, la solvabilité du débiteur ou l’ensemble des conditions d’exécution.


En affirmant que, faute d’accord, la cession est tout de même « valable » mais inopposable au cédé, la Cour de cassation réduit le rôle du cédé à une figure passive, confrontée à une situation objectivement contradictoire : la cession existe entre cédant et cessionnaire, mais elle ne le concerne pas. Du point de vue du cédé, ce dernier n’a pas donné son consentement, ce qui, selon la logique contractuelle, devrait exclure toute modification trilatérale du contrat. Le cédé demeure donc libre de traiter exclusivement avec son cocontractant initial, le cédant, comme si la cession n’avait jamais eu lieu. Le cédé se retrouve dans une posture d’insécurité, forcé de constater que deux autres personnes s’accordent sur la transmission d’un contrat dont il est partie, sans que cela puisse formellement l’engager ou le libérer de quoi que ce soit.


2. La position du cédant : entre libération avortée et maintien forcé dans le contrat


Le cédant est celui qui souhaite se retirer du contrat en transférant sa position à un tiers (le cessionnaire). De fait, l’une des fonctions principales de la cession de contrat est de permettre au cédant de se dégager, dans la mesure du possible, des obligations futures. Selon l’article 1216-1 du Code civil, cette libération du cédant est subordonnée à l’accord express du cédé. Or, s’il n’y a pas d’accord du cédé, le cédant demeure tenu, solidairement avec le cessionnaire, de l’exécution du contrat.


La position de la Cour accroît la tension. La cession, valable entre le cédant et le cessionnaire, n’atteint pas son but pratique : le cédant n’est pas libéré, car le cédé n’a pas consenti. Le cédant se retrouve ainsi dans un état hybride : il a aliéné sa position contractuelle (du moins sur le papier vis-à-vis du cessionnaire), mais reste tenu envers le cédé, puisque la cession ne lui est pas opposable. Le cédant supporte alors le coût d’une opération juridique théoriquement destinée à le dégager, tout en assumant le risque d’une inexécution du cessionnaire qu’il ne maîtrise plus complètement. Ainsi, la cession sans consentement du cédé n’atteint pas l’objectif d’alléger la position du cédant, le plaçant dans une situation potentiellement encore plus inconfortable que s’il était resté seul responsable.


3. La position du cessionnaire : un « quasi-nouveau contractant » privé d’opposabilité externe


Pour le cessionnaire, l’intérêt principal de la cession de contrat est de devenir partie à un ensemble contractuel déjà en cours, reprenant droits et obligations du cédant. Or, sans l’accord du cédé, ce statut de partie reste inaccessible. Le cessionnaire n’obtient qu’une « validité interne » de la cession, ce qui, en réalité, n’est guère plus qu’un contrat privé entre lui et le cédant. Le cessionnaire, censé succéder au cédant, ne peut pas se prévaloir de sa nouvelle qualité de cocontractant à l’égard du cédé : il ne peut pas exiger l’exécution, ni être directement contraint par le cédé. Il n’est pas, à proprement parler, partie au contrat initial, mais seulement titulaire d’une sorte de droit de créance contre le cédant, qui promet de le faire entrer dans le contrat – ce qui ne se concrétisera jamais sans l’accord du cédé. Cette position est source d’incertitude juridique et économique : le cessionnaire a investi (juridiquement, financièrement) pour acquérir une position contractuelle, mais ne pourra pas l’exercer pleinement ni s’en prévaloir contre la partie la plus importante à cet égard, le cédé.


4. L’aberration du système : la remise en cause du modèle consensualiste et tripartite


Le résultat ainsi obtenu est aberrant d’un point de vue théorique. L’esprit des articles 1216 et 1216-1 du Code civil est de créer un mécanisme clair : la cession de contrat est une opération trilatérale, le consentement du cédé conditionnant l’effet de substitution. Sans ce consentement, l’opération devrait être, en principe, irréalisable ou strictement dépourvue d’effet sur le contrat initial. En tenant pour valable une cession sans l’accord du cédé, la Cour de cassation dénature cette logique. On aboutit à une dichotomie artificielle entre la validité de la cession et son opposabilité, ce qui n’est pas cohérent avec la structure même du contrat cédé. Le contrat, par nature, implique au moins deux parties pleinement consentantes. Introduire une tierce personne comme cessionnaire doit respecter le principe du double consentement : celui du cédant et celui du cédé. Sinon, la cession n’est pas une véritable cession de contrat, mais une convention purement interne sans effet sur l’autre partie, ce qui contredit la finalité même du dispositif.


Conclusion


En somme, la position de la Cour de cassation aboutit à un schéma contre-intuitif et difficilement justifiable en théorie des contrats. Le cédé, supposé protéger ses intérêts en refusant la cession, se trouve confronté à une entente parallèle entre cédant et cessionnaire qui, bien que sans effet à son égard, existe juridiquement. Le cédant se retrouve bloqué dans une relation contractuelle qu’il souhaitait quitter et n’obtient pas la libération escomptée. Le cessionnaire, pour sa part, voit sa prétendue qualité de partie demeurer à l’état de chimère, ne pouvant s’imposer à la partie initiale.


En définitive, la solution retenue par la Cour, en consacrant la validité interne d’une cession sans consentement du cédé tout en la rendant inopposable, fragilise la cohérence du mécanisme de la cession de contrat, dégrade la sécurité juridique des parties et s’éloigne de la logique du consensualisme contractuel. C’est là le caractère véritablement aberrant de cette position.

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